SYMBOLISME ET ART

SYMBOLISME ET ART
SYMBOLISME ET ART

Un art symboliste est-il définissable? Cela n’est pas absolument certain; peut-être même l’introduction dans l’histoire de l’art de cette nouvelle catégorie n’était-elle pas vraiment souhaitable, en ce sens qu’il ne saurait s’agir d’un mouvement précisément délimité, comme l’impressionnisme, mais d’un «courant» aux contours imprécis, comme le baroque, ou, pour la période contemporaine, l’expressionnisme. L’apparente simplification que semble apporter un terme commode risque de recouvrir des dissemblances profondes, de rassembler sous une même étiquette des mouvements qui ne coïncident que par leurs franges les plus externes. Les historiens se sont d’ailleurs longtemps passés du mot: la notion tout aussi vague mais moins compromettante de «post-impressionnisme», la seule prise en considération des individualités (Van Gogh, Gustave Moreau, Puvis de Chavannes, Carrière) ou d’écoles plus aisément délimitables (Pont-Aven, les nabis) suffisaient. En 1934, dans une tentative de définition lucide mais quelque peu désabusée qu’il intitulait significativement «l’époque du symbolisme», Maurice Denis pouvait écrire que le terme n’était «plus guère employé ni compris».

Depuis le milieu du XXe siècle cependant, et pour des raisons complexes qu’il faudrait élucider, les artistes qualifiés à tort ou à raison de symbolistes connaissent un regain de faveur. Au point que, de redécouvertes en réévaluations successives, le terme finit par connaître de dangereuses extensions, et que la notion, comme naguère celle de «baroque», risque de se dissoudre peu à peu au gré des généralisations abusives et de la volonté, parfois suspecte, de valoriser tel ou tel artiste mineur en le rattachant à un courant qui se pare progressivement de nouveaux et surprenants prestiges. En 1947, Charles Chassé, dont le livre devait donner une nouvelle impulsion aux recherches en ce domaine, comprenait dans le «mouvement symboliste» Moreau et Puvis de Chavannes, Carrière et Redon, Gauguin et l’école de Pont-Aven, les nabis et Rodin, choix que confirmait, trois ans plus tard, une mémorable exposition à l’Orangerie. Quarante ans après, les «symbolistes» ont crû et multiplié au point que les réalistes, impressionnistes et néo-impressionnistes feraient figure de groupuscules désormais minoritaires dans un siècle largement symboliste où il faudrait compter, avec les préraphaélites anglais, des romantiques allemands comme Friedrich, les avant-gardes belge et hollandaise, l’hétéroclite rassemblement des Rose-Croix, les sécessions viennoises et munichoises, les suisses avec Böcklin, Hodler et Welti, les futuristes italiens à leurs débuts, les peintres scandinaves avec Munch, et jusqu’à un Seurat, un Van Gogh, un Kandinsky ou un Kupka, ou encore le douanier Rousseau, par certains aspects de leur œuvre! La confusion, on le voit, est à son comble. Mais à vouloir trop prouver et rajeunir ainsi abusivement la vision du siècle, on risque fort de ne céder qu’à une mode superficielle, et à des engouements passagers.

1. Les dates et les théories

Les difficultés sont de deux ordres. Dans ce que l’on est maintenant contraint d’appeler le «noyau» symboliste – ceux qui à l’époque même ont reçu ou revendiqué cette dénomination – les manières diffèrent à l’extrême: la peinture de Puvis paraît à cent lieues de celle de Gauguin, qui l’admirait pourtant; le «tuyau de cheminée» de Carrière semble aux antipodes des joailleries de Gustave Moreau; les subtilités des nabis paraissent condamner les prétentieuses et lourdes naïvetés de certains des adeptes de Joséphin Péladan. C’est qu’en effet, et au rebours d’habitudes laborieusement acquises, imposées en particulier par la célébration trop exclusive de la peinture impressionniste, la considération de la forme devrait ici venir après celle du sujet, ou plus exactement de l’«idée». La défense de l’idée, face aux réalistes, aux positivistes, aux matérialistes de tout ordre, passe avant les querelles d’école. Maurice Denis l’indique clairement à propos de la position de ses camarades nabis vis-à-vis de Gustave Moreau: «Moreau était à certains égards à l’antipode de nos idées, mais il représentait l’idéalisme avec un rare talent.» C’est assez pour le préférer à Cabanel et à Rochegrosse, ou même à un Renoir et à un Monet.

La seconde difficulté tient au rôle prédominant joué par la littérature dans les origines et le développement du mouvement; c’est un écrivain qui le baptise, ce sont des littérateurs qui le prennent en charge: J.-K. Huysmans révèle en Moreau et en Redon les maîtres de la nouvelle avant-garde (À rebours , 1884); Charles Morice et Albert Aurier font de Gauguin «la proie des littérateurs», selon les termes de Félix Fénéon, qui se refuse pour sa part à jouer ce rôle auprès de ses amis néo-impressionnistes. Le sar Péladan quant à lui voudrait tenir la place d’un nouveau Marcile Ficin; la vigueur de ses prédications et de ses tirades sur «l’art ochlocratique» (du grec ochlos , foule) trouve chez les jeunes peintres plus de lecteurs qu’on ne le suppose généralement aujourd’hui: à l’académie Julian «on parlait habituellement de Péladan et de Wagner» rappelle Maurice Denis. Pour ne rien dire du rôle direct ou diffus des poètes, en France et en Belgique surtout. Du même coup, le mouvement symboliste dans les arts plastiques a tendance à disparaître derrière le mouvement littéraire, les peintres à se laisser dicter l’interprétation ou même le choix de leurs sujets par les écrivains. On est ici, déjà, aux antipodes de l’impressionnisme.

À cette confusion, à cette dispersion du symbolisme plastique à travers des formes apparemment opposées, à sa dissolution dans la littérature, il faut opposer quelques dates et quelques textes précis. 1886 d’abord, qui est sans doute la date du manifeste de Moréas dans Le Figaro , mais celle aussi de la dernière exposition impressionniste, le moment où Gauguin, qui a lu Baudelaire, réfléchit à la symbolique des lignes, des chiffres et des couleurs, et va chercher à Pont-Aven les mystères que lui refuse l’Île-de-France. La Vision après le sermon de 1888 traduit avec force, et dans son titre même, cette inspiration fondamentalement différente. En 1889, en marge de l’exposition universelle, au café Volpini, un «groupe impressionniste et synthétiste» se constitue autour de Gauguin, et si l’appellation traduit encore certaines hésitations, la publication, l’été suivant, par Maurice Denis d’un article retentissant dans Art et critique marque l’apparition des premiers manifestes proprement picturaux. Les textes d’Albert Aurier dans le tout jeune Mercure de France en 1891, puis dans la Revue encyclopédique en 1892, viendront compléter la doctrine. Le Barc de Boutteville ouvre alors rue Le Peletier (à Paris) une boutique consacrée aux peintres impressionnistes et symbolistes, dont la neuvième exposition, en 1895, sera l’occasion pour Maurice Denis d’une nouvelle mise au point. En 1892 le sâr Péladan, las de pourfendre en vain au nom de Léonard et de Michel-Ange le Salon officiel, inaugure chez Durand-Ruel le premier des Salons de la Rose-Croix, qui permet d’étendre le mouvement aux artistes étrangers et de lui donner un certain poids aux yeux du public. Mais, avec les excès de toute sorte, et surtout ceux de la médiocrité, qui se donnent ici libre cours, c’est l’annonce, déjà, de la dégénérescence du vrai symbolisme. Mirbeau, qui a défendu Gauguin, lance contre les Rose-Croix une vigoureuse campagne dans Le Journal , en 1895 et 1896; Le Barc de Boutteville meurt en 1897, et les têtes de file ont alors déjà pris des orientations différentes et plus personnelles qui laissent la place aux seuls petits maîtres d’un symbolisme abâtardi, réduit souvent à une imagerie caricaturale.

Il faut donc fixer aux années 1885-1895 l’époque du symbolisme, dont les principaux acteurs ne manquent certes pas d’antécédents ni de successeurs plus ou moins glorieux, mais ne jouent un rôle décisif et conscient que pendant cette brève période.

C’est en 1890 et 1891 que le jeune écrivain Albert Aurier, alors âgé de vingt-cinq ans, tente, dans Le Mercure de France nouvellement fondé, de poser les principes d’une peinture symboliste. Les passages généraux de son étude sur Le Symbolisme en peinture consacrée à Paul Gauguin sont à juste titre cités comme la formulation la plus systématique d’une doctrine symboliste. L’œuvre d’art, écrit-il, devra être «1o idéiste , puisque son idéal unique sera l’expression de l’Idée; 2o symboliste , puisqu’elle exprimera cette idée en formes; 3o synthétique , puisqu’elle écrira ces formes, ces signes, selon un mode de compréhension générale; 4o subjective , puisque l’objet n’y sera jamais considéré en tant qu’objet, mais en tant que signe d’idée perçu par le sujet; 5o (c’est une conséquence) décorative , car la peinture décorative proprement dite, telle que l’ont conçue les Égyptiens, très probablement les Grecs et les Primitifs, n’est rien autre chose qu’une manifestation d’art à la fois subjectif, synthétique, symbolique et idéiste.» À quoi Aurier ajoute, ce que l’on omet souvent de citer, que tout cela n’est rien si l’artiste n’est pourvu de «cette transcendantale émotivité, si grande et si précieuse, qui fait frissonner l’âme devant le drame ondoyant des abstractions». Le texte est dense et riche, et, encore qu’Aurier pense manifestement aux œuvres de Gauguin qui ont suivi La Vision après le sermon , il est applicable à toute l’école de Pont-Aven et aux nabis, avec lesquels Sérusier assure d’ailleurs la transition. Il faudrait cependant le compléter avec d’autres textes du critique pour voir qu’il s’agit moins ici de l’énoncé d’un dogme que de l’effort de systématisation d’une sensibilité nouvelle: en janvier 1890, Aurier parlait de Van Gogh comme d’un symboliste, et si l’appellation peut nous surprendre aujourd’hui, les raisons qu’il donnait éclairent singulièrement «l’esthétique» symboliste en même temps qu’elles contribuent à expliquer les apparentes antinomies relevées plus haut. Pour lui, en effet, Van Gogh est un symboliste, non point «à la manière des primitifs italiens, ces mystiques qui éprouvaient à peine le besoin de dématérialiser leurs rêves, mais un symboliste sentant la continuelle nécessité de revêtir ses idées de formes précises, pondérables, tangibles, d’enveloppes intensément charnelles et matérielles». Et il ajoutait: «Dans presque toutes ses toiles, sous cette enveloppe morphique, sous cette chair très chair, sous cette matière très matière, gît, pour l’esprit qui sait y voir, une pensée, une Idée, et cette Idée, essentiel substratum de l’œuvre, en est, en même temps, la cause efficiente.» Lignes et couleurs à quoi nous sommes plus immédiatement sensibles ne sont pour Aurier que «simples procédés de symbolisation». On sent ici surgir l’une des difficultés majeures de l’art symboliste: la difficile conciliation de la forme et de l’idée, qui n’alla pas, le plus souvent, chez les symbolistes mineurs surtout, sans le sacrifice de la première. Mais l’on voit aussi qu’il ne saurait être question de chercher le commun dénominateur de cet art dans la définition et dans une utilisation précise du symbole, telles qu’on les trouverait, par exemple, chez Mallarmé. Pour Aurier, les symboles sont «les idées», et le symbolisme l’expression des idées par les formes.

Citant ces textes dans les notes de son hommage à Albert Aurier (mort le 5 octobre 1892), Remy de Gourmont y voyait plus «une philosophie qu’une théorie de l’art», ajoutant qu’il se méfierait de l’artiste «même supérieurement doué, qui s’appliquerait à la réaliser par des œuvres». Maurice Denis a en effet souligné que les écrivains «comme Charles Morice ou Albert Aurier accentuaient le point de vue mystico-littéraire»: ses propres articles, en 1890, en 1895, donnent le point de vue des peintres, méfiants de toute littérature et plus préoccupés de l’organisation des surfaces. Les jeunes symbolistes se définissent avant tout pour lui par leur refus et leur effort de redécouverte de la vraie peinture: «Ils ont eu grand mérite à mépriser ce sot préjugé, enseigné partout, et si pernicieux aux artistes d’hier: qu’il suffit au peintre de copier ce qu’il voit, bêtement, comme il le voit, qu’un tableau est une fenêtre ouverte sur la nature, et qu’enfin l’art c’est l’exactitude du rendu. Pour eux, au contraire, un tableau, avant d’être une représentation de quoi que ce soit, c’est une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées, et pour le plaisir des yeux. Ils ont préféré dans leurs œuvres l’expression par le décor, par l’harmonie des formes et des couleurs, par la matière employée, à l’expression par le sujet. Ils ont cru qu’il existait à toute émotion, à toute pensée humaine, un équivalent plastique, décoratif, une beauté correspondante» (1895). Ces dernières phrases sont capitales: la notion d’équivalent plastique, la condamnation de l’expression par le sujet sont, en même temps que le témoignage des plus hautes et plus méritoires aspirations des nouveaux peintres, la condamnation de l’«imagerie» littéraire qu’on veut trop souvent leur associer.

2. Un ensemble de refus appuyé sur des références culturelles

C’est à partir de ces quelques faits précis et de ces textes fondamentaux qu’on peut tenter de cerner le phénomène symboliste. S’il faut le définir, c’est d’abord par ses refus. Refus du matérialisme, du positivisme, refus d’une société que le «progrès» scientifique enlaidit et dégrade; opposition à ses thuriféraires, qui la justifient scientifiquement ou philosophiquement; rejet des esthétiques qui célèbrent le culte de cette réalité. Courbet déclarait: «Je tiens la peinture pour un art essentiellement concret qui ne peut consister que dans les représentations des choses réelles et existantes; c’est une langue toute physique qui se compose pour moi de tous les objets visibles. Un objet abstrait non visible, non existant n’est pas du domaine de la peinture.» On ne saurait mieux indiquer, a contrario , ce qui rassemble les artistes symbolistes. Aurier fonde sa Préface pour un livre de critique d’art sur une vigoureuse réfutation de Taine et conclut: «Devenons les mystiques de l’art.» Pour lui rendre hommage, Louis Dumur prend Zola à partie. C’est la condamnation convergente des esthétiques réaliste et naturaliste, pour laquelle tout recours à la tradition idéaliste et mystique est bon: de Swedenborg à Schopenhauer, en passant par Schelling et Hegel, et en s’appuyant sur des livres tout récents et aussi différents pourtant que l’Essai sur les données immédiates de la conscience de Bergson et Les Grands Initiés de Schuré (1889). Il faut se souvenir alors que Degas parlait de la première exposition impressionniste (1874) comme d’un «Salon réaliste» pour comprendre que l’opposition s’étende aussi à ce mouvement dont la dernière manifestation, en 1886, a marqué les limites et la prochaine dissolution. L’impressionnisme est un réalisme, singulièrement étroit même, puisqu’il ne reconnaît que les réalités visuelles. Ils «cherchèrent autour de l’œil, dit Gauguin, et non au centre mystérieux de la pensée, et de là tombèrent dans des raisons scientifiques». Dans une formule célèbre significativement transmise par Sérusier, Redon juge l’impressionnisme «trop bas de plafond»; mais des textes moins souvent cités et moins épigrammatiques sont aussi plus explicites: «Les plus beaux ouvrages de ces ouvriers ne vaudront jamais en qualité le moindre griffonnement d’Albert Dürer, qui nous a légué sa pensée même, la vie de son âme.» Et au sortir de l’exposition impressionniste de 1880, Odilon Redon commente: «Je ne crois pas que tout ce qui palpite sous le front d’un homme qui s’écoute et se recueille, je ne crois pas que la pensée prise pour ce qu’elle est en elle-même ait à gagner beaucoup dans ce parti pris de ne considérer que ce qui se passe au-dehors de nos demeures. L’expression de la vie ne peut différemment paraître que dans le clair-obscur [...]. Tout bien considéré, ces peintres estimables ne sèmeront pas dans le riche domaine de l’art des champs bien féconds. L’homme est un être pensant [...]. L’homme sera toujours là dans le temps, dans la durée, et tout ce qui est de la lumière ne saurait l’écarter, l’avenir au contraire est au monde subjectif.» Là encore, si Redon ne s’était volontairement tenu à l’arrière-plan, ces lignes auraient pu prendre valeur de manifeste. Aurier, enfin, qu’on aurait tort de croire fermé à tout ce qui n’est pas symboliste et qui, s’il n’était mort prématurément, aurait sans doute été le critique le plus remarquable de la fin du siècle, consacre en 1892 un article enthousiaste à Monet, mais regrette «ce parti pris de plonger les êtres dans ces atmosphères si splendidement embrasées qu’ils semblent s’y vaporiser» et souhaite «un art moins immédiat, moins directement sensationnel, un art de rêve plus lointain et d’idée».

Dernier refus enfin, celui de l’académisme et du Salon officiel auxquels, ce qu’on oublie trop souvent, un Puvis de Chavannes et un Carrière sont aussi opposés qu’un Redon ou un Maurice Denis. Les deux premiers seront d’ailleurs à l’origine de la sécession de la Société nationale des beaux-arts (1890), et subissent les attaques de la critique officielle pour leur excès de «pensée» précisément, et leurs audaces formelles: Duvergier de Hauranne, le critique de La Revue des Deux Mondes , trouve que L’Espérance de Puvis (1872) tend dangereusement vers le «préraphaélitique, genre commode pour qui ne sait dessiner ni peindre» et ajoute que «pour être la dupe des grandes pensées de M. Puvis de Chavannes, il faut un degré de naïveté bien rare». Inversement, Redon s’attaque vivement à l’exactitude photographique d’un peintre reconnu comme Roybet, dont les portraits soigneusement modelés sont totalement dépourvus d’âme: «la peinture n’est pas la représentation du seul relief; elle est la beauté humaine avec le prestige de la pensée. Tout ce qui ne nous y incite pas est nul. Et le comble du mauvais portrait est de ne pas faire ressentir la présence de l’homme dans le visage d’un homme même!»

Ces diverses oppositions se rejoignent finalement dans un refus du monde contemporain tel qu’il est, aussi bien matériellement que spirituellement: sale, laid, mesquin, moralisant, étroitement rationaliste et bassement matérialiste. Ce qui ne veut pas dire, comme on l’indique trop souvent, que ce regard critique conduise uniquement au pessimisme des décadences. Le regard vers ailleurs est aussi une aspiration à l’au-delà, au-dessus du monde réel, mais aussi vers le monde futur. D’où un courant optimiste, messianique même, qui explique les attaches de certains symbolistes avec le socialisme, entendu ici au sens le plus vague du terme: ceci, qu’on saisit fort bien en littérature avec un Verhaeren, trouve de curieux équivalents plastiques, avec le triptyque de Charles Maurin, par exemple (partie centrale: L’Aurore du travail , env. 1891). Par là encore, le courant symboliste s’insère dans la suite des écoles spiritualistes et pourrait revendiquer légitimement cette déclaration de Victor Cousin, selon laquelle: «Tout est symbole dans la nature; la forme n’est jamais une forme toute seule, c’est la forme de quelque chose, c’est la manifestation de l’interne.»

À ces définitions esthétiques et philosophiques qu’il serait dangereux de trop systématiser, il faut ajouter aussitôt les références culturelles, dont, inversement, on ne saurait trop souligner l’importance. Dans les arts plastiques comme dans les lettres, le mouvement symboliste est un mouvement de haute culture, et plus qu’à propos d’une «perversité» souvent superficielle, c’est peut-être en ce sens qu’il est le plus légitime de parler de «décadence». On n’en finit pas de dénombrer les ancêtres et précurseurs des symbolistes, de Dürer à Goya, de Giorgione à Watteau. Par une démarche inverse, il conviendrait plutôt de souligner et d’étudier ce besoin de la référence, cette interrogation passionnée souvent anxieuse des maîtres du passé, fût-il le plus récent. Gustave Moreau vit dans le souvenir de son maître Chassériau (mort en 1856), Redon dans celui de Bresdin; Puvis se souvient autant des idéalistes lyonnais que des fresquistes toscans; les Rose-Croix regardent ce qui s’est fait de l’autre côté du Détroit, au temps des premiers préraphaélites... Mais ce qui domine par-dessus tout, en France et en Angleterre principalement, c’est la référence aux maîtres de la Renaissance et tout particulièrement aux Italiens du Quattrocento . Retraçant sa carrière en tête de son Salon de 1888, Péladan la fait débuter à son voyage à Rome en 1881 et à son «annelement moral à la chaîne des Vinci, des Michel-Ange». Le voyage en Italie d’un des plus fidèles exposants des Rose-Croix, Armand Point, détermine son renoncement à «la vanité de l’art moderne», commente le poète symboliste Stuart Merill, et sa conversion à Léonard, dont ses laborieux pastiches ne sont pas sans saveur. On connaît de même le caractère décisif des voyages de Puvis en Italie en 1847 et 1848 et son admiration non dissimulée pour les fresquistes florentins. Dans l’étude qu’il consacre en 1895 à Moreau, Gustave Larroumet ne manque pas de souligner l’importance du séjour en Italie (de 1857 à 1859), insistant à juste titre sur l’originalité des admirations du peintre: «Raphaël et Michel-Ange étaient les dieux de l’art. L’un des premiers, M. Gustave Moreau allait vers d’autres modèles [...]. Ce n’était pas l’art romain du XVIe siècle, mais, outre les Florentins du XVe siècle, une petite école plus rapprochée, lui semblait-il, de la nature et de l’Antiquité», l’école de Padoue, et en premier lieu Mantegna: «C’est à Padoue, à Vérone et à Milan, devant les fresques des Eremitani, le retable de San-Zeno, et celui du Brera qu’il a trouvé ses maîtres.» Redon lui-même, qu’on a trop tendance à imaginer perdu dans un rêve intérieur et à l’écoute de la musique, revient sans cesse sur son admiration pour Léonard; pour cet artiste secret, raffiné, pas de plus grand chef-d’œuvre que le tableau le plus connu du monde, La Joconde : «Si la peinture, essentiellement, dans ce qu’elle a de plus strict, a pour but de produire sur une surface plane, à l’aide du clair et de l’obscur, le plus grand relief possible d’un des éléments de la nature, fût-ce un visage humain avec le rayonnement de l’esprit, ce but y est atteint par Léonard, hautement, fortement, jusqu’au prodige.» Et Péladan proteste parce que le Saint Jean-Baptiste du Louvre, «le plus beau des Léonard, une œuvre divine d’expression, le sphinx latin, le plus beau des androgynes [...], peut-être le chef-d’œuvre de toute la peinture», n’est pas placé dans le Salon carré. Sans doute pourrait-on multiplier les références, de la Melancholia de Dürer, dont Redon rapporte le commentaire par Élémir Bourges, à La Tempête de Giorgione, ou aux trois primitifs célébrés par Huysmans en 1905; mais la convergence sur la peinture italienne de la seconde moitié du XVe siècle est significative: Botticelli, Mantegna, Léonard sont les noms qui reviennent le plus souvent. Et cela par opposition à ce que l’on considère comme la décadence du XVIe siècle: Péladan reproche à Stendhal d’avoir «bafouillé en ses jugements esthétiques, méconnaissant tous les grands primitifs et préférant Annibal Carrache au Sanzio», et Denis fait remonter la décadence de l’art au moment de l’apparition des académies, «depuis cette triste époque de peinture qui marque le déclin du XVIe siècle». Les raisons assurément ne sont pas les mêmes, non plus que les choix: «J’avoue que les prédelles de l’Angelico qui est au Louvre, L’Homme en rouge de Ghirlandaio et nombre d’autres œuvres de primitifs me rappellent plus précisément la «nature» que Giorgione, Raphaël, le Vinci», écrit Maurice Denis en 1890, et cela en effet suffirait à marquer la distance qui sépare les nabis des Rose-Croix. Au point même qu’on pourrait envisager de classer les symbolistes selon leur «patron» italien. Mais il y a cependant des points communs. Conception de l’art d’abord: «Presque tous les chefs-d’œuvre de la Renaissance expriment une idée littéraire [...], l’art uniquement pittoresque est en infériorité, et ce n’est pas sans justesse que la Hollande et l’Espagne n’ont ni l’éclat ni le prestige de l’art italien», écrit Redon, qui goûte d’autre part «l’esprit raffiné, civilisé, aristocratique» des dessins de Léonard.

Quoi d’étonnant à ce que le goût général pour les primitifs (terme par lequel on désignait les prédécesseurs de Raphaël) se soit porté plus particulièrement sur les écoles et les peintres du second humanisme, les plus raffinés, les plus sensibles à la culture et à son expression symbolique, ceux qui ont subi l’influence des milieux néo-platoniciens notamment. Même quand le rapprochement précis n’est pas fait, c’est bien de cela qu’il s’agit, et Aurier parle de «l’art des idées incarnées en de vivants symboles, l’art des Giotto, des Angelico, des Mantegna, des Vinci...» Au point que la répétition obstinée de ces références finit par rendre certaines présences obsédantes: «Botticelli proteste!» écrit Mirbeau dans le Journal en 1896, et il publie sous ce titre un virulent dialogue avec le peintre qui aboutit à la condamnation, par celui-là même qu’ils invoquent, des symbolistes de toute appartenance. Le phénomène est donc d’une telle importance, d’une telle ampleur, qu’on peut se demander s’il ne suffirait pas à caractériser l’époque symboliste. Faudrait-il aller jusqu’à présenter le symbolisme comme l’un des derniers avatars de l’historicisme ? Ce n’est pas impossible. C’est en 1892 que Gabriel Séailles publie son étude sur Léonard de Vinci, l’artiste et le savant , en 1894 que Paul Valéry fait paraître son Introduction à la méthode de Léonard de Vinci . Comme au moment du retour à l’antique, au milieu du XVIIIe siècle, les recherches scientifiques, les essais, et les variations «poétiques» vont de pair. C’est assez en tout cas pour mettre des limites précises aux développements convenus sur «l’invention» délirante des artistes du mouvement, trop souvent assimilés à des visionnaires mystiques et inspirés. L’art des musées joue ici un rôle aussi important que les caprices de l’imagination, et les implications culturelles méritent autant d’attention que la psychopathologie des peintres. Les nabis sont sans doute les plus sages d’entre ces mages, mais il est significatif néanmoins qu’en 1890 Maurice Denis intitule son premier essai sur la nouvelle esthétique: «Définition du néo-traditionnisme».

3. Équivoque fondamentale et contradictions de l’entreprise symboliste

Au-delà de ces données générales, de ces refus communs, il serait vain de masquer les contradictions, les oppositions, les antinomies qui surgissent à chaque pas. La notion même de symbolisme figuratif implique une opposition fondamentale entre l’idée d’image et celle de forme, source d’innombrables contradictions, de la part des peintres comme de leurs exégètes. Redon est partisan d’un art de l’âme et des idées, mais n’en condamne pas moins l’extrémisme de Carrière qui «s’est vanté de n’avoir jamais voulu peindre, et qui reste indifférent à la peinture elle-même. Il se dit visionnaire jusqu’à pouvoir extraire une expression humaine d’un caillou, non d’un visage. Aucun peintre n’admettra cela; moi moins que tout autre», d’où cette déclaration étonnante pour celui qui jugeait l’impressionnisme «bas de plafond»: «J’aimerais mieux proclamer avec Pissarro que l’art de peindre réside, pour qui sait voir, au coin d’une table, dans une pomme.» Contradiction encore entre un sujet qui relève tout aussi bien de la littérature et les problèmes d’expression spécifiquement plastique. La question a beaucoup préoccupé Redon aussi bien que Maurice Denis, et l’un et l’autre, malgré leur refus du «pittoresque» et leur attirance pour l’expression des idées, se sont vivement défendus de tomber dans la littérature; leurs déclarations à ce sujet sont la condamnation implicite de plus d’un adepte de la Rose-Croix. «Il y a idée littéraire toutes les fois qu’il n’y a pas invention plastique», écrit Redon, qui ajoute: «Dans une composition littéraire, nulle impression produite. L’effet réside uniquement dans les idées qu’elle fait naître et qui se produisent surtout par le souvenir. Il n’y a pas alors d’œuvre d’art réelle; un récit vaut mieux; c’est de la pure anecdote»; et plus loin: «Une pensée, ça ne peut pas devenir une œuvre d’art, sauf en littérature. L’art n’emprunte rien à la philosophie non plus.» Denis réagit tout aussi vivement à «ce temps littéraire jusqu’aux moelles, raffinant sur des minuties, avide de complexités», et constate: «Dans toutes les décadences, les arts plastiques s’effeuillent en affections littéraires et en négations naturalistes». Là encore, il convient donc d’écarter trop d’idées préconçues sur la «décadence» et la «littérature» des symbolistes.

Quant au symbole même, il faudrait se garder d’en donner une définition trop précise si l’on ne veut pas voir se dissoudre toute idée d’un mouvement symboliste. Puvis lui-même, l’une des idoles des jeunes peintres, n’est-il pas souvent beaucoup plus allégorique que symbolique? Malgré l’admiration qu’il lui porte, Gauguin a bien marqué cette différence: «Puvis intitulera un tableau Pureté et, pour l’expliquer, peindra une jeune vierge avec un lis à la main, symbole connu; donc on le comprend. Gauguin, au titre Pureté , peindra un paysage aux eaux limpides.» Inversement Puvis lui-même se défendra d’avoir cherché délibérément le moindre symbolisme.

Enfin, comme il a déjà été indiqué, il n’est pas possible de pratiquer des oppositions simplistes entre «le siècle» et des symbolistes qui seraient entièrement retirés du monde, avides de mystère et hostiles à toute idée de science. Pour Fénéon, ce «Pascal du symbolisme» selon Anatole France, le grand peintre symboliste est Seurat, et il s’acharne à commenter l’esthétique «scientifique» de celui qu’il appelle «un Puvis modernisant». On retrouve ici cette approche mystique de la science, alliée de l’art dans un temps et un monde nouveaux à venir qu’avait parfois souhaités Baudelaire en refusant le temps présent. En 1895-1898 les fresques sur la chimie, de Besnard, à la Sorbonne, celles de Puvis à Boston sur la chimie et la physique (celle-ci avec son étrange poteau télégraphique, «symbole ultra-moderne», commente Camille Mauclair) sont à cet égard des témoignages iconographiques surprenants mais révélateurs de ce symbolisme «scientiste» sinon scientifique.

L’âme, le rêve, le mystère, la confession personnelle subjective, tout cela, qui correspond en effet à tel ou tel aspect de la peinture de Moreau ou de Redon, semble donc encore trop précis pour servir de dénominateur commun à la définition d’un art symboliste. Faut-il en rester à la formule de Jean Moréas: «Vêtir l’idée d’une forme sensible?» Mieux vaut sans doute les incertitudes que la mise en place d’un faux concept. C’est pourquoi, s’il faut parler peinture et en rester seulement au recensement des œuvres, on préférera la formule de Tristan Corbière, un écrivain encore: «Il faut peindre uniquement ce qu’on n’a jamais vu et qu’on ne verra jamais.» Peut-on autrement concilier les chimères de Moreau, les visions de Gauguin, les cauchemars de Redon, avec le monde discontinu de Seurat et la fée Électricité de Puvis? La phrase en tout cas, appliquée aux peintres, résume assez bien l’équivoque fondamentale de leur entreprise.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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